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I. Les origines et les motivations

- Le contexte scientifique: un demi-siècle de recherches.

L'idée de produire une bombe grâce à la fission d'un noyau atomique n'est pas venue spontanément. C'est seulement après un demi-siècle de découvertes sur l'atome que certains scientifiques commencent à entrevoir cette possibilité.

 

En 1895, le physicien français Henri Becquerel, en remarquant que les sels d'uranium émettent spontanément des rayons, découvre la radioactivité naturelle. Le néo-zélandais Ernest Rutherford explique ce phénomène trois ans plus tard : il s'agit de la désintégration spontanée de certains noyaux d’éléments chimiques qui émettent alors un noyau fils plus léger, une particule légère et un rayonnement électromagnétique gamma. Les particules légères sont des neutrons (qui seront découverts plus tard), des protons, ou des électrons mais aussi des positrons (électrons de charge positive), du deutérium (un proton et un neutron), du tritium (un proton et deux neutrons) ou de l'hélium, appelé particule alpha (deux protons et deux neutrons).

Véritable révolution, cette découverte remet en cause l'idée que l'atome est une entité indivisible. Elle marque le début des découvertes en matière de réaction nucléaire.

Au début du vingtième siècle, grâce aux travaux de Rutherford et du danois Niels Bohr, le modèle de l'atome est presque complet. En 1931 le chercheur anglais James Chadwick découvre le dernier élément du noyau : le neutron. Électriquement neutre, il ne subit pas la répulsion électrique et possède par conséquent une forte capacité de pénétration du noyau.

 

Cette animation résume les découvertes précèdentes: la structure de l'atome et la radioactivité. Appuyez sur "suite" en bas à droite pour voir la suite de l'animation.




repositoryjp7059-7647e.jpgC'est en 1934 que le français Frédéric Joliot et sa femme Irène (fille de Marie Curie) découvrent la radioactivité artificielle (ce qui leur vaudra un prix Nobel) : en bombardant une feuille d’aluminium avec les rayons alpha (noyaux d'Hélium) émis par une source de polonium, ils constatent que l’aluminium se transforme en une nouvelle substance radioactive. La réaction nucléaire est cette fois provoquée : on parle de radioactivité artificielle.

Frédéric Joliot évoque la possibilité de s’en servir pour produire de l'énergie en grande quantité en tirant les conclusions de sa découverte : "on peut concevoir l'énorme libération d'énergie utilisable qui aura lieu".

 

 

 

Enrico Fermi, savant italien, répète leur expérience en utilisant des neutrons à la place des particules alpha, ce qui s’avère plus efficace, car le neutron est une particule neutre et plus légère que le noyau d'hélium (deux protons et deux neutrons) : elle pénètre ainsi plus facilement dans le noyau. Il en est lui aussi récompensé par un prix Nobel.


h02l.jpgEn 1938, le physicien allemand Otto Hahn et son collègue Fritz Strassman découvrent à Berlin un phénomène nouveau. En bombardant de l'uranium avec des neutrons, ils retrouvent dans les résidus deux nouveaux éléments, notamment du Baryum. Il s'agit en fait de deux noyaux dont la somme des masses correspond à peu près à celle de l'uranium. La tante de Hahn, Lise Meitner, est refugiée au Danemark pour fuir l'Allemagne Nazie et suit leurs travaux par correspondance. Elle compare alors la somme des masses de ces deux noyaux et se rend compte qu'elle est plus faible que la masse du noyau d'uranium. Elle comprend, tout d'abord, que le noyau d'uranium s'est brisé en deux éléments nouveaux mais surtout qu'une partie de la masse d'uranium de départ a "disparu": elle s'est en fait convertie en énergie. En utilisant la loi d'Einstein (E=mc: l'énergie correspond à la masse fois la vitesse de la lumière au carré) elle comprend que cette énergie est très importante (de l'ordre de 200 MeV).

Ils ont en fait découvert le phénomène de fission nucléaire: bombardé par un neutron, le noyau d’uranium (235) se désintègre en émettant deux noyaux fils plus légers ainsi que deux ou trois neutrons, libérant une énergie cent millions de fois supérieure à celle que peut libérer une molécule de carburant.

 


fission-5.gifEquation de la fission: Un noyau d'uranium 235, fortement fissile, est percuté par un neutron. Il se désintègre en émettant dans cette exemple un noyau de Krypton, un noyau de Baryum et trois neutrons. Cette réaction libère une quantité très importante d'énergie.

L'énergie libérée est donc liée à un défaut de masse entre la masse du système (somme de la masse d'uranium 235 et du neutron supplémentaire) et la somme des masses des produits de fission. Grâce à la loi d'équivalence masse-énergie (E=m.c2), on comprend que: Energie libérée= |perte de masse|.c2  On utlise la valeur absolue car l'énergie est dégagée : puisque que le système perd de l'énergie, cette dernière s'exprime négativement.

Comment s'explique cette perte de masse ? Le noyau est constitué de particules de charges similaires (les protons) qui exercent une force répulsive les uns envers les autres. Il existe donc une force qui assure la cohésion du noyau: c'est l'interaction forte. On appelle énergie de liaison l'énergie qu'il faut fournir à un noyau au repos pour le dissocier en ses différents nucléons isolés et au repos. Les deux noyaux fils d'une fission sont plus stables, ils sont donc dans un état d'énergie inférieur: cela se traduit par une perte de masse. L'énergie de liaison cumulée des deux noyaux fils est supérieure à celle du noyau initial.

L'année suivante Otto Frisch en donne la première preuve expérimentale. En Mars, Hahn et Strassman comprennent que les neutrons « supplémentaires » émis par la fission peuvent casser d'autres noyaux.

Cette animation explique le principe de fission nucléaire. Dans le cas d'une bombe, la réaction en chaine n'est pas maitrisée. Appuyez sur "suite" en bas à droite pour voir la suite de l'animation.

On sait ainsi qu'il est possible de réaliser une réaction en chaîne qui produirait une quantité très importante d'énergie. Certains phycisiens, comme le hongrois Léo Szilard qui suit de près les progrès concernant l'atome, commencent à comprendre l'importance d'une telle découverte si elle peut être utilisée à des fins militaires. Le MAUD Comitee, qui regroupe les physiciens Anglais travaillant sur l'énergie nucléaire, établit dès 1941 qu'il leur est possible, en moins de trois ans, non seulement d'enrichir suffisamment d'uranium mais aussi d'en faire une bombe de très forte puissance. Churchill accepte de leur accorder les moyens nécessaires mais l'industrie Anglaise prépare la guerre et ils n'obtiendront pas de moyens financiers suffisants.

La poursuite des recherches montre que les effets radioactifs sont accrus si on utilise des neutrons ralentis car ils ont plus de chance de rencontrer et fissioner un noyau d'uranium. Ce ralentissement est permis par l’eau lourde (un atome d'oxygène et deux atomes de deutérium), dont la totalité du stock est vite acheminée en Amérique, après avoir été acheté par la France. 

 

Toutes ces découvertes sont les bases scientifiques du Projet Manhattan et ont permis de produire deux bombes atomiques. Les savants du projet, menés par le physicien Robert Oppenheimer, ont cependant dû contourner de multiples obstacles scientifiques.

- Des motivations géopolitiques et idéologiques

L'idée d'une bombe de destruction massive qui utilise le principe de fission nucléaire est maintenant présente chez certains scientifiques mais c'est seulement avec la participation des militaires et des politiques que sa conception sera possible.

 

Les recherches sur l'atomes étaient bien connues de tous les savants d’Europe (donc des allemands), via les publications dans les journaux scientifiques. La fission nucléaire est découverte sur le sol allemand par Hahn et Strassman en 1938. Lorsque la possibilité qu'une bombe puisse être construite est évoquée, cette découverte prend de l'importance. Quand le secret scientifique est mis en place et que les recherches commencent de manière intense sur le sol américain, certains physiciens allemands, notamment Hahn et Strassman, sont demeurés en Allemagne : on soupçonne donc Hitler de vouloir produire lui aussi une bombe nucléaire. C'est pourquoi les savants du Projet Manhattan travaillent avec autant d’acharnement : il sont poussés d'une part par la peur d'une bombe allemande mais aussi par l'envie d'en finir avec la guerre. Ils travaillent aussi pour des raisons idéologiques, en particulier les scientifiques émigrés d’Europe qui ont connu les régimes totalitaires en Europe et les ont fuis pour des raisons politiques ou par peur. Certains, comme Bohr qui a échappé de peu à la Gestapo, sont bien au courant de leurs méthodes.

Lorsque Hitler annexe la Tchécoslovaquie en 1938, il interdit les exportations d’uranium. Fortement inquiété par la possibilité que les Nazis aient l’intention de produire leur propre bombe, Leo Szilard met en place la « politique du secret » en février 1939 pour protéger les recherches Européennes et Américaines (notamment en stoppant les publications dans les journaux scientifiques) afin que les chercheurs Allemands ne puissent  les utiliser. Szilard compose ensuite un dossier sur les avancées des recherches nucléaires qu’il envoie au président Roosevelt accompagné d’une lettre signée d’Albert Einstein expliquant la possibilité de « fabriquer des bombes d’un type nouveau d’extrême puissance » et évoquant la suspicion de recherches nucléaires allemandes. Roosevelt accepte de mettre en place ce projet et lui donne des moyens importants afin de posséder une arme destructrice qui permettrait de mettre fin à la guerre. Il est ainsi impératif pour lui que  les américains l’obtiennent, et cela avant les ingénieurs allemands. Peut être Roosevelt aperçoit-il aussi le poids qu'aura l’arme nucléaire dans la géopolitique d’après guerre.


Cette lettre d'Einstein (qui se retire ensuite et refuse de participer au projet) marque le point de départ du Projet Manhattan mais surtout le début de l’implication des politiques et des militaires dans les recherches sur la fission nucléaire. Cette implication permet d’accélérer les recherches en offrant une priorité absolue et d’importants moyens humains et matériels au MED.

szilein.jpgAlbert Einstein (à gauche) et Leo Szilard (à droite)

- Des moyens humains et matériels importants

Le laboratoire de recherches de Los Alamos compte une des plus belles équipes de chercheurs jamais réunie. Cette concentration de cerveaux est ironiquement dûe à Hitler, Mussolini, leurs régimes autoritaires et leurs lois antisémites : beaucoup de savants fuient l'Europe d'extrême droite pour se réfugier aux Etats-Unis ou en Angleterre, par conviction ou par peur : de nombreux savants et leur famille sont juifs, comme Einstein ou la femme d'Enrico Fermi. Tout le gratin de la physique nucléaire se retrouve donc à travailler soit en Angleterre pour le MAUD Comitee soit en Amérique pour le MED. Huit prix nobel présents ou à venir viennent ainsi d'Europe pour prendre part au Projet Manhattan comme Enrico Fermi (italien), Eugene Wigner et Niels Bohr (hongrois). Edward Teller et Leo Szilard (hongrois), personnages clé du MED, viennent aussi d'Europe.

Les scientifiques américains eux aussi participent en nombre à la conception de la bombe. Certains seront libérés par leur université ou leur firme (souvent à la demande d'une lettre signée de Groves) pour participer à l'effort de guerre. Au total, 20 prix Nobel (présents ou à venir) rejoindront le MED.

Il n'y pas que des scientifiques qui travaillent sur le développement de l'arme atomique : Los Alamos compte plus de 6 000 employés. Plus 130 000 personnes travaillent pour la construction de la première bombe nucléaire dont 85 000 ouvriers, 40 000 chefs de projets et 2 000 militaires. La plupart ne savent pas sur quoi ils travaillent. Ils sont tous étroitement surveillés par le FBI, surtout les scientifiques. Détacher autant de personnel en période de guerre, notamment de la main d'œuvre très qualifiée, n'est pas chose facile. Le chef du projet, Leslie Groves, obtiendra grâce à sa determination la priorité devant la War Manpower Commission (commission en charge de la main d'oeuvre en temps de guerre) et le War Production Board (bureau en charge de la gestion de la production des matériaux et combustibles en temps de guerre).

L'armée aussi est une bonne source de personnel, notamment depuis le Women's Army Corps (divisions féminines de l'armée).


Quant aux moyens financiers, le bilan est impressionant: presque 2 milliards de dollars (équivalent de 24 milliards de dollars d'aujourd'hui). Quand Groves récupère le projet, les recherches sont éparpillées sur le territoire américain et les ressources sont très faibles. Suite au bombardement de Pearl Harbour par les Japonais en 1941, Roosevelt décide de doter le pays de l'arme nucléaire et accorde à Groves les moyens financiers dont il a besoin. Très organisé, il emploie efficacement les milliards de dollars de son budget. Il commence notamment par se procurer quelques 1000 tonnes d'uranium saisies au Congo Belge (qui avait était rapatriées dans le port de New York avant le début de la guerre) et achète 20 000 hectares de terrain pour mettre en place des usines d'enrichissement d'uranium et de production de plutonium (Oak Ridge). Un millier de familles sont alors expulsées par l'armée pour construire ces sites. Son projet prend de l'importance et il jouit ainsi d'une certaine priorité. Il se fait ainsi prêter 5 000 tonnes de minerai d'argent, nécessaires à l'enrichissement de l'uranium, par le ministère des finances.

 

 

Grâce à la puissance économique américaine, Leslie Groves a fait sortir du néant une véritable industrie d'envergure nationale. Avec de telles ressources humaines et financières, ainsi que la priorité accordée au projet Manhattan au sein du gouvernement, il a pu rapidement et efficacement contourner les difficultés d'un tel projet.

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Des "calutrongirls" à la base d'Oak Ridge. Ces femmes étaient chargées de régler les calutrons. Formées pour lire les cadrans et manipuler les boutons, elle n'avaient aucune idée des conséquences de leurs gestes.

 

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Women's Army Corps à la base d'Oak Ridge

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